Contrôle ex post des opérations de concentration n’atteignant pas les seuils de chiffres d’affaires sur le fondement des abus de position dominante : nouvelle évolution majeure du contrôle des concentrations en Europe
En réponse à une question préjudicielle et aux termes d’un arrêt du 16 mars 2023 dans l’affaire C-449/21, Towercast, la Cour de justice de l’Union européenne (la « Cour ») admet pour la première fois l’application de la prohibition des abus de position dominante – prévue par l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») – à des opérations de concentration n’atteignant pas les seuils de contrôle ex ante obligatoires prévus par le droit national, après leur réalisation.
Cet arrêt très attendu constitue une évolution majeure du contrôle des concentrations, au sein de l’Union européenne.
Les enjeux sont importants pour les entreprises susceptibles de détenir une position dominante sur un marché déterminé et menant une politique de croissance externe. La nouvelle solution retenue par la Cour soulève notamment des risques de remise en cause a posteriori des opérations de concentration sous les seuils de notifications, bien que des zones d’incertitude subsistent sur ses conditions d’application et ses conséquences en pratique.
Rappelons également que cette nouvelle évolution s’inscrit dans le cadre d’un processus d’élargissement du contrôle opéré par les autorités de concurrence sur les opérations de concentration qui ne franchissent pas les seuils de notification prévus par les droits nationaux des États Membres. Ce processus a été initié par la Commission européenne (« la Commission »), laquelle a récemment modifié son approche des renvois qui peuvent lui être faits par les autorités nationales au titre de l’article 22 du règlement n°139/2004 (le « Règlement Concentrations »), s’agissant des opérations de concentration sous les seuils nationaux (voir notre newsletter du 31 mars 2021 sur ce mécanisme de renvoi).
I. Le contexte : l’affaire Towercast devant l’Autorité de la concurrence française
L’arrêt de la Cour (« l’Arrêt ») s’inscrit dans le contexte du rachat, en octobre 2016, de la société Itas par la société Télédiffusion de France (« TDF »), qui fournit en France des services de diffusion de la télévision numérique terrestre (TNT), notamment.
Cette opération n’atteignait pas les seuils européens et nationaux de chiffres d’affaires du contrôle préalable des concentrations – prévus respectivement par l’article 1er du Règlement Concentrations et l’article L.430-2 du code de commerce – et n’avait pas fait l’objet d’un renvoi à la Commission sur le fondement de l’article 22 du Règlement Concentrations (pour lequel la Commission n’avait pas encore appliqué sa « nouvelle approche », voir notre newsletter du 31 mars 2021).L’opération avait donc été réalisée sans notification nécessaire. Celle-ci n’avait donc fait l’objet d’aucun examen, ni d’aucune autorisation préalable de l’Autorité de la concurrence française (« l’Autorité ») ou de la Commission.
Le 15 novembre 2017, l’Autorité a été saisie par Towercast – seul autre opérateur actif dans ce même secteur aux cotés de TDF après ladite opération – d’une plainte pour abus de position dominante de TDF. Towercast alléguait que l’acquisition d’Itas par TDF renforçait de manière significative la position dominante de TDF sur les marchés de gros amont et aval de la diffusion de la TNT en France et donc entravait la concurrence sur ces marchés.
Par une décision du 16 janvier 2020, l’Autorité avait considéré que l’abus de position dominante reproché à TDF n’était pas établi et qu’il n’y avait donc pas lieu de poursuivre la procédure.
Selon l’Autorité, l’existence d’un régime spécifique de contrôle ex ante applicable aux opérations de concentration, lequel pour rappel a été introduit en 1989 par le règlement européen n°4064/89 (aujourd’hui remplacé par le Règlement Concentrations), exclut par principe l’examen ex post de ces opérations sur le fondement du droit des pratiques anticoncurrentielles, en l’absence d’un comportement abusif de l’entreprise dominante détachable de l’opération.
Towercast a formé un recours contre la décision de l’Autorité devant la Cour d’appel de Paris.
Cette dernière a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour afin de déterminer s’il était possible pour une autorité nationale de concurrence (« ANC ») d’analyser a posteriori, au titre de l’abus de position dominante, une opération de concentration n’atteignant pas les seuils de contrôle préalable obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission en application de l’article 22 du Règlement Concentrations.
II. L’analyse de la Cour : la possibilité d’un contrôle ex post des opérations de concentration sous les seuils au titre de la prohibition des abus de position dominante
La Cour répond par l’affirmative à la question préjudicielle posée par la Cour d’appel de Paris : une opération de concentration – pour laquelle les seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national ne sont pas atteints et qui n’a pas fait l’objet d’un renvoi en application de l’article 22 du Règlement Concentrations – peut être analysée, par une ANC, comme étant constitutive d’un abus de position dominante au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale[1].
Suivant les conclusions de l’avocate générale Kokott (voir le communiqué de la Cour du 13 octobre 2022), la Cour considère que si le mécanisme de contrôle préalable des opérations de concentration prévu par le Règlement Concentrations doit être appliqué de manière prioritaire, il n’exclut pas pour autant un contrôle ultérieur, par une ANC, des opérations de concentration n’atteignant pas des seuils de contrôle sous l’angle de l’article 102 TFUE[2], lorsque les conditions posées par cet article sont réunies.La Cour précise ensuite qu’afin d’établir si une opération de concentration n’atteignant pas les seuils de chiffre d’affaires constitue un abus de position dominante, l’ANC doit établir que :
- l’acquéreur était, avant la réalisation de l’opération en question, en position dominante sur un marché déterminé, et
- par cette opération, l’acquéreur a entravé substantiellement la concurrence sur ce même marché.
Ces conditions renvoient aux critères classiques de la prohibition des abus de position dominante, tels qu’interprétés par la jurisprudence européenne et nationale en la matière.
S’agissant de la deuxième condition, la Cour précise toutefois que le seul constat du renforcement de la position d’une entreprise ne suffit pas pour retenir la qualification d’un abus : il est nécessaire d’établir que le degré de domination atteint par le biais de l’opération ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante. Cela devra ainsi s’apprécier aux termes d’une analyse in concreto, au regard de la structure de la concurrence sur un marché déterminé.
Dans l’affaire ayant fait l’objet de la question préjudicielle, la Cour d’appel de Paris devra donc déterminer si, au regard des conditions posées par la Cour, l’acquisition d’Itas par TDF était ou non constitutive d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
S’agissant de l’application dans le temps de la réponse donnée par la Cour dans son Arrêt, la Cour affirme que la solution retenue doit être « comprise et appliquée » depuis la date de l’entrée en vigueur du Règlement Concentrations (le 1er mai 2004) et peut donc être appliquée à des situations existant avant l’Arrêt, à savoir des opérations de concentrations sous les seuils réalisées avant le 16 mars 2023.
- La Cour ne limite pas les effets dans le temps de son arrêt, malgré la demande en ce sens de la part de TDF, lequel considérait que celui-ci engendrerait des conséquences graves en termes de sécurité juridique pour l’ensemble des entreprises ayant de bonne foi réalisée des opérations de concentration sous les seuils, lesquelles seraient susceptibles d’être mises en cause devant les autorités et juridictions nationales sur le fondement de l’article 102 TFUE.
- A cet égard, et pour rejeter cette demande, la Cour considère notamment que la solution retenue par l’Arrêt n’implique pas « nécessairement » qu’une opération de concentration sous les seuils serait menacée d’être remise en cause.
Une première application de l’Arrêt Towercast par l’Autorité belge de la concurrence
Moins d’une semaine après sa publication, l’Arrêt a déjà fait d’objet d’une première application par l’autorité belge de la concurrence.
Dans un communiqué de presse en date du 22 mars 2023, l’Autorité belge de la concurrence a en effet annoncé avoir ouvert une instruction d’office concernant un possible abus de position dominante de Proximus (groupe Belgacom) du fait de la reprise en cours de la société en difficultés edpnet, qui fournit des services de communication à large bande en Belgique. Compte tenu du chiffre d’affaires réalisé par edpnet, cette cession ne franchit pas les seuils de contrôle des concentrations prévus par le droit belge et n’est donc pas soumise à un examen et une autorisation préalable par l’Autorité belge de la concurrence.
Or, l’auditeur général considère qu’il existerait des risques sérieux d’entraves substantielles à la concurrence résultant de cette opération, lesquels auraient été portés à sa connaissance, et qui pourraient ainsi donner lieu à un abus de position dominante de Proximus.
Si cette annonce démontre un intérêt certain de plusieurs ANC pour les nouveaux pouvoirs de contrôle qui leurs sont conférés par l’Arrêt, il est toutefois rappelé que l’ouverture d’une telle instruction ne préjuge pas de son issue possible.
III. Les implications pour les entreprises
L’Arrêt s’inscrit dans un cadre de contrôle élargi et de plus en plus strict des opérations de fusion-acquisition, avec de fortes implications pour les entreprises, en particulier celles susceptibles de détenir une position dominante sur un marché, et procédant à des opérations de croissance externe.Désormais, ces entreprises devront faire preuve d’une vigilance accrue en amont de la réalisation d’opérations de concentration, qui ne seraient pas de dimension européenne et qui ne franchiraient pas non plus les seuils de chiffres d’affaires prévus par les droits nationaux des États Membres, en veillant tout particulièrement à l’impact de ces opérations sur la concurrence.
En outre, le risque, a minima potentiel, de remise en cause ex post des opérations de concentration non soumises à l’obligation de notification, y compris les opérations qui auraient déjà été réalisées, soulève d’importantes questions en termes de sécurité juridique.
Des questions demeurent et feront certainement l’objet de développement dans les mois ou prochaines années, en particulier :
- Jusqu’où dans le temps les autorités de concurrence pourraient-elles remonter pour examiner une opération au titre de l’abus de position dominante ? Autrement dit, pendant combien de temps une opération réalisée serait à risque à cet égard ? Cette durée pourrait théoriquement être bien supérieure au délai de 6 mois envisagé par la Commission concernant sa nouvelle approche de l’article 22 du Règlement Concentrations.
- Quelle serait la sanction d’un tel abus de position dominante ? Il est évidemment question de savoir si une amende, ou bien la dissolution de la fusion, serait appropriée en pareil cas.
- Quelle sera l’articulation entre de possibles procédures sur le fondement de l’article 102 TFUE (ou L.420-2 du Code de commerce) et la lecture renouvelée de l’article 22 du Règlement Concentrations ? La question se pose notamment lorsque les parties auraient informé une ANC ou la Commission d’une opération à venir, au regard du risque de demande de renvoi sur le fondement de l’article 22 du Règlement Concentrations.
Les suites de l’affaire Towercast devant la Cour d’appel de Paris et la pratique décisionnelle à venir des autorités et juridictions nationales permettront de mieux préciser les contours de cette réforme. Il sera aussi important de suivre les évolutions du contentieux Illumina/Grail devant la Cour, à propos de la nouvelle approche de l’article 22 du Règlement Concentrations (le contentieux en appel étant pendant).